lundi 13 avril 2015

« Il était deux fois »

Un problème est survenu. Marie Fleury s’est perdue. Dans la longue liste des accidents possibles en forêt, loin devant la chute d’une branche et la morsure de serpent, se perdre est le plus probable. Malgré les dispositifs (noter sa destination, les chemins balisés), les injonctions (ne pas partir seul), les outils divers (GPS et autres) c’est toujours un risque majeur.

« Il était deux fois » est le titre du premier chapitre d’un livre de Philippe Forest, « Le chat de Schrödinger ». Il me vient à l’esprit en débarrassant le terrain d’atterrissage de tous les objets superflus pour lui rendre son rôle premier et permettre à l’hélicoptère de se poser. C’est le deuxième vol qui vient chercher quelqu’un en-dehors de la belle et rassurante rigidité du calendrier prévu.

La référence au bouquin de Forest est possible au-delà de ce titre. Une référence plus proche de son contenu que la simple répétition évoquée ci-dessus. Nous venons de vivre une sorte d’expérience de mécanique quantique ; pas tant en référence à ses lois, ni au fait que nous nous sommes sentis « infiniment petits », mais en raison des sensations que peut procurer l’inconcevable. Le matin, nous nous trouvions face à une réalité contradictoire : Marie est là et elle n’est pas là, suivant ainsi le « principe de superposition » de la physique des particules qui veut qu’un atome soit et ne soit pas désintégré au même moment. Marie a disparu mais elle est là, quelque part derrière l’écran de la végétation qui se déplace au fur et à mesure que l’on progresse, constamment là pour étouffer la vue et brouiller les sons. La forêt est la prison parfaite. Ce n’est pas un espace clos; la technique d’enfermement est bien plus subtile. Elle consiste en une infinité d’issues toutes semblables, qui n’ouvrent que sur d’autres issues, à l’infini. Ou en tout cas sur un territoire suffisamment vaste pour constituer un espace démesuré à l’échelle humaine. S’y perdre est sans doute une des pires expériences qui soit.

Le 18 mars, à la tombée de la nuit, Marie n’est pas rentrée. Sur le carnet où chacun note sa destination du jour est marqué « Marie, layon C », sans autre mention. Tard dans la nuit, et tôt le lendemain, des groupes sont organisés, des secteurs à fouiller répartis, des signaux sont convenus. Coups de fusils, trilles des sifflets, les battues couvrent un vaste secteur. Il pleut lourdement depuis la veille. L’alerte est lancée à 08h30, c’est une nécessité « de procédure », même si l’effort démesuré de tous se poursuit selon le plan établit la veille. La Préfecture mobilise un groupe de recherche de la gendarmerie, la nouvelle se répand vite et percole jusque dans les hautes sphères parisiennes. « Les secours sont engagés » m’annonce une voie à 13h00. Les échanges soutenus avec les forces de l’ordre permettent de donner l’horaire exact. Un Puma de l’armée décolle de Cayenne avec à son bord un groupe de gendarmes spécialisés dans la recherche des personnes. Vers 14h00 la nouvelle parvient au camp : Marie a été retrouvée. Une équipe la ramène. Les autres, exténuées, rentrent les unes après les autres. Le médecin est envoyé à sa rencontre. Impossible de joindre l’hélicoptère, encore en chemin, via la gendarmerie et il arrive peu après au camp, se pose et embarque Marie, indemne mais choquée. Marie a quitté les lieux pour de bon, hors de vue en apparence mais nous savons désormais où elle se trouve.

De cet épisode, on tentera d’oublier certaines choses, on retiendra surtout le dévouement de l’équipe qui n’a pas flanché. On pourra en conclure - mais on le savait déjà - que dans un milieu comme celui-ci, et quelles que soient les précautions prises, la distance entre le succès et un pitoyable fiasco est infime. L’un et l’autre n’étant sans doute qu’une illusion, ou les deux faces d’une réalité unique.

Évidemment, mettre un tel titre à ce billet ouvre une brèche dans laquelle la mauvaise prophétie populaire du « jamais deux sans trois » peut s’engouffrer. Vous ne le saurez que plus tard, après le retour de l’équipe. Entre ce que l’on vit et ce que vous en lisez, il y a toujours un peu de décalage.

Olivier Pascal

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Pour échanger avec nous autour de cette expédition