lundi 2 mars 2015

ON Y EST

« On y est », donc ! Difficile d’y croire, même trois jours après l’arrivée au fin fond de la Guyane. Il faut dire que l’on est tombé littéralement du ciel, après un vol en hélicoptère de quarante minutes depuis Maripasoula, un village du Maroni situé à une heure d’avion de Cayenne. On arrive dans les Mitaraka sans transition, et l’on passe de la phase « paperasses et tracasseries » au terrain sans palier de décompression. On a tellement scruté les cartes, évoqué l’isolement de cette région et parlé d’accès difficile pendant des mois que l’on est tout étonné de se retrouver là. Le 23 février, jour 1 de l’expédition, 29 personnes ainsi héliportées débarquaient pour troubler la quiétude de l’équipe de construction du camp (en apnée forestière depuis le 10 février) et celle de ce bout de Guyane, tranquille depuis des dizaines d’années, à l’époque où les Wayanas étaient les maîtres de ce territoire frontalier avec le Brésil et le Surinam.

Le prêche inaugural du docteur Pignoux  - « Tu ne te frotteras pas aux épines du palmier Mourou Mourou pour choper une mycose sous cutanée ; tu ne laisseras pas ton crâne découvert, terrain propice au développement d’une miase furonculoïde, etc. » - débité sous les ricanements d’un public averti, a soudain reçu une attention soutenue durant la récitation du verset 25 : « tu n’exposeras pas ton corps aux phlébotomes ». Et le silence est devenu total à l’évocation des terribles dégâts provoqués par la leishmaniose. Dégâts cliniquement décrit par le docteur comme étant des « délabrements cutanés inesthétiques ». Le parasite, un protozoaire que ces moucherons injectent (éventuellement) par leur morsure, provoque ce qu’il est qualifié « d’impact » de leishmaniose ; lequel impact, par une possible « dissémination lymphatique » peut provoquer des lésions « satellites » à partir de la lésion principale. En gros, ça laisse des sales cicatrices, avec des chairs labourées, voire, selon la localisation du fameux « impact initial », des oreilles amputées ou des nez façon « grands brûlés ». Maurice Leponce n’en dort plus la nuit, et le docteur Pignoux, qui n’y a pas forcément gagné en respectabilité, a provoqué une crainte certaine chez les plus frondeurs.

A peine débarqués, une activité frénétique s’est emparée de nos naturalistes. Ils se jettent dans la bataille comme si c’était leur première et dernière mission, et les tables des « carbets travail » sont bientôt couvertes de tubes et de boites remplis d’insectes. Des sacs en plastiques alignés et pendus aux montants sont remplis de grenouilles et de lézards, les premiers herbiers sont déjà en chauffe. Ces carbets dévolus au tri et empaquetage des spécimens (carbets regroupés mais soigneusement séparés par disciplines) ont un air de « Ver o Peso », le vieux marché de Belem, dans sa portion réservée aux vendeurs de médecines improbables concoctée avec à peu près tous ce qui vit en Amazonie.

« J’l’ai fait au drap ! » s’exclame Julien Touroult pour expliquer la capture d’un scarabée connu seulement des environs de Quito. En jargon naturaliste, on « fait » un insecte, on ne l’attrape pas. Ce langage, qui présente de légères variantes selon les disciplines, prend ici le pas sur le vocabulaire du commun. En dehors du « drap » (piège lumineux) on utilise les moyens les plus divers, jusqu’à la sarbacane (Maël Dewynter) pour assommer les lézards sur les troncs, ou le fusil (Daniel Sabatier) pour cueillir des échantillons botaniques dans le houppier des grands arbres, et accessoirement briser les siestes en hamac des rares qui savent combien le repos est un bien précieux. Le calibre 12 n’est pas mon ami.

Le village perché sur une petite colline, composé d’une douzaine de « carbets-bâches », jouxte la « Drop Zone » – une trouée aménagée par les militaires du 9e RIMa à la mi janvier pour permettre aux hélicoptères d’atterrir - rapidement transformée en « grand place » et encombrée de pièges à insectes, d’étendoirs à linge, de tabourets en rondin pour les réunions contemplatives avec le « sommet en cloche » comme fond d’écran, accompagné par le ronronnement de la pompe à eau qui alimente le camp depuis la crique Alama cent mètres en contrebas.
La communauté de trappeurs de ce Fort Alamo tropical rassemble des scientifiques professionnels et des amateurs aux métiers variés dans le « civil ». Les combinaisons sont aussi diverses qu’improbables. Un pompier-arachnologue, un neurobiologiste spécialiste des sauterelles, un archéo-zoologue fondu de coléoptères Tenebrionides, un chirurgien-ophtalmo-entomologiste, voilà quelque exemples de cette dualité, entre ce qui nourrit le corps et ce qui alimente l’âme, logé dans une même enveloppe charnelle de cette variété particulière d’Homo scientificus qui constituent désormais une part de plus en plus importante des naturalistes de terrain. Avec, comme le souligne Julien Touroult, 70 % des espèces d’insectes décrites par des amateurs en Guyane dans les cinq dernières années.

Les équipes, aux horaires variables, traquent, piègent, collectent sans relâche. Les lampes frontales portées en permanence sur le crâne, souvent par oubli, les orthoptèristes chassent de nuit ; ceux qui cherchent des araignées pratiquent un entre-deux de 15 à 23 heures. Parmi les « bandes » diurnes, celle du projet « Diadema » semble considérer les kilomètres parcourus dans la journée comme seul critère d’efficacité qui vaille et toute attitude sédentaire est assimilée à du tirage au flanc. Le leader, au front ceint de bandanas (il en possède une collection variée et colorée) évoquant les années 80 et le style « Véronique et Davina », mène, comme ces deux héroïques pionnières de l’Aérobic, sa troupe sur un rythme agité à travers les bas-fonds encombrés succédant aux pentes aussi raides que glissantes.

Photo du Synapturanus salseri © Maël Dewynter/MNHN/PNI
 Au troisième jour les spécimens s’accumulent. On ne compte déjà plus les insectes capturés, le nombre d’espèces de grenouilles atteint 45, dont Synapturanus salseri, une grenouille aussi vilaine que rare, et une espèce encore non décrite, connue jusqu’alors que du Pic Coudreau, Pristimantis sp. Les supputations vont bon train chez nos spécialistes des amphibiens sur la possibilité de battre le record d’espèces de grenouilles collectées au cours d’une mission (pour l’ensemble de la Guyane, et en y incluant même le parc national brésilien frontalier dans l’état d’Amapa, il est de 57 en 20 jours).
 
Photo du Pristimantis sp. © Maël Dewynter/MNHN/PNI
 Nicolas Vidal se frotte les mains : une de ses cibles est atteinte au bout de deux jours (et pas la moindre, la numéro 2 par ordre d’importance dans sa liste de favoris, les objectifs que chacun s’assignent plus ou moins secrètement). Mathias Fernandez lui a pointé du doigt un Lachesis muta aussitôt mis en sac. Ce crotale était considéré comme rarissime, jusqu’à la mise en eau du barrage de Petit Saut au début des années 90, laquelle inondation d’un vaste périmètre de forêt a permis de capturer 29 individus réfugiés sur les quelques îlots émergents pour éviter la noyade. Le spécimen de Nicolas est un juvénile d’environ 80 cm, et c’est le deuxième jeune « Grage à grand carreau » jamais capturé à sa connaissance en Amazonie. Le bestiau, qui atteint trois mètres cinquante à l’âge adulte, est le seul crotale ovipare. Personne ne sait pourquoi on ne trouve jamais de jeunes individus. Dean Ripa, le spécialiste de ce serpent et qui a écrit un bouquin entier sur la bête n’a jamais vu que des adultes dans la nature.

Photo du Lachesis muta © Maël Dewynter/MNHN/PNI
Sa cible numéro un est Bothrops teniatus, une autre espèce de Grage, collecté une seule fois en Guyane dans le massif des Mitaraka en 1972. Va t-il nous quitter précipitamment si il décroche ce qu’il considère comme son pompon personnel ? Les mauvaises langues disent que ça laisserait plus à manger pour les autres. Il y a peu de chance cependant. D’abord parce que le garde-manger est spectaculairement plein (l’épicerie récemment ouverte par le Camp boss n’a rien à envier à celles des Chinois de Maripasoula, alignées sur pilotis au bord du Maroni). Ensuite parce que le prochain hélicoptère est prévu pour le 8 mars. D’ici là, Nicolas aura sans doute allongé sa liste et, qui sait, débusqué des serpents qui ne s’y trouvaient pas.
Olivier Pascal

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